
LA JOIE INEFFABLE
Se réveiller en récitant de mémoire « Ma bohème » d’Arthur Rimbaud : est-ce que, finalement, tout ne serait pas perdu ? Par trop de stress, trop de tristesse, trop de découragement. À lire qu’Israël rétablit la peine de mort pour les prisonniers palestiniens, difficile de ne pas céder à l’abattement. Cela fait plus de deux ans que nous ne quittons pas, en toute visibilité, le navire de la défense des droits du peuple palestinien, et voilà. De pire en pire. Alors veiller. Continuer de dire, de faire savoir, d’expliquer. Même si… Ne pas avoir peur d’être affublée d’un des pires qualificatifs au monde : nous ne le nommerons pas. Même pas peur. Alors, Rimbaud. Et Anna Akhmatova. Elle, c’est pour les heures d’insomnie : sa vie, ses poèmes, sa lutte. Son incroyable tenue morale à une époque où être poète en Russie pouvait valoir un enfermement au goulag. Ouvrir en soi la porte de la poésie, la garder toujours entrouverte allège, au jour le jour, la charge mentale et la pression trop souvent somatisée des violentes émotions qui nous animent face à une actualité destructurante. À celles et ceux qui affirment que Proust est illisible, indigeste, souhaitons la joie ineffable d’une phrase dix fois relue au seuil de l’endormissement, pour sa beauté, sa musique, son déploiement de couleurs, de textures, et de formes. Toucher du regard et du bout des doigts ces mots de plénitude totale, leur légèreté si douce au cœur, cette dentelle sensorielle, et plonger dans le sommeil, malgré tout, malgré l’insanité du monde. Proust, Rimbaud, Anna Akhmatova ont, chaque soir, chaque matin, raison de la laideur, de la tentative forcenée de colonisation de la pensée et des rêves. Soyons poète ! Aimons l’espace d’envol des mots que la poésie et la littérature dessinent pour notre salut, soufflons sur eux comme sur les aigrettes des dents de lion, cultivons cette grave insouciance. Aimons ! Lisons ! Au nom de l’altérité et de la liberté, ne cessons pas de lire. Des livres.
Coline Enlart, Rédactrice en chef