À la une
Nos Partenaires
L'INTERVIEW
AINSI L’ANIMAL ET NOUS
Kaoutar Harchi
Ce style ! Magnifique. Kaoutar Harchi a cherché sa voie littéraire, un au-delà de ses partitions précédentes d’où émanait déjà un élan, un entraînement à la révélation. Elle l’a trouvée. C’est fait, c’est là, d’une beauté saisissante. D’une fluidité kinesthésique. D’une force implacable.Ce livre-là relève hautement de la littérature. Éprise d’écriture, de chrysalide la docteure en sociologie est devenue papillon. Il faut la voir dérouler son parcours intellectuel auquel s’abreuve sa pensée puissante, entendre sa tessiture émotionnelle, vibrante mais parfaitement maîtrisée. Kaoutar Harchi a des ailes, elle vole, et nous volons avec elle, emporté·e·s par son aspiration compassionnelle, par l’acuité de sa conscience et la solidité de son engagement contre toutes les formes d’animalisation.Ainsi l’animal et nous, c’est nous : c’est nous, « au vrai », la plus belle des signatures stylistiques de cette grande écrivaine, d’une sincérité si terrible qu’elle soulèverait les montagnes de la violence institutionnelle telle qu’il nous est donné de la subir, comme la subissent les animaux. Nous y sommes, vous savez.
Éditions Actes Sud. 319 pages. 22,50 €

Kaoutar Harchi

Ainsi l'animal et nous

« Rendre à la tuerie son statut de tuerie »
Percutante. La parole de Kaoutar Harchi va droit au but. Il s’agit bien de meurtre dans l’animalisation. De tuerie. L’auteure de Ainsi l’animal et nous, son nouveau livre, n’a pas peur des mots, et l’on se sent bien vivant·e à l’écoute de son langage rédempteur.
‍Entretien réalisé par Coline Enlart
Quel a été le déclencheur de l’écriture de ce livre ?
Travaillant sur les questions de race et de colonialisme, j’ai toujours été confrontée à l’étude de dispositifs de pouvoir – la colonisation, par exemple – qui œuvrent à humaniser le colon et à animaliser le colonisé. En ce sens, la question de l’animalisation a toujours été là. Il m’a simplement fallu apprendre à percevoir cette question et à la traiter. Puis je me suis dit que cela ne pouvait pas demeurer à l’état de métaphore – traiter des humains comme des animaux – mais que comprendre cela signifiait aller jusqu’au bout du processus en posant la question des animaux eux-mêmes.
Vous décrivez des événements marquants de votre enfance - l’histoire de Mustapha, par exemple - relatifs à la violence exercée à l’encontre des animaux. Comment ont-ils cheminé dans votre esprit et nourri votre conscience de la question de la place de l’animal dans la société  ? J’ai souhaité faire de Ainsi l’animal et nous, un ouvrage à la fois personnel et théorique. Une manière de donner un corps à la théorie, un appui matériel. L’histoire de Mustapha, je l’ai toujours eue à l’esprit. Je dirais que j’attendais pour pouvoir en parler de telle manière que cette histoire, que ce souvenir que j’en ai gardé, serve collectivement. J’ai souhaité que le lecteur et la lectrice soient saisis comme j’ai moi-même été saisie par cette histoire.
Que recouvre pour vous le terme d’animalisation ?
Animaliser un animal ou un humain signifie les rendre tuables de manière si légitime que toute perception de la tuerie s’efface définitivement. Mon travail a donc consisté, à travers Ainsi l’animal et nous, à rendre à la tuerie son statut de tuerie.
En quoi concerne-t-il également le statut de certains êtres humains ? Des « sans-force », eux aussi  ? Vous écrivez que « cette prédisposition à ne pas souffrir chaque fois que souffre un animal et à ne pas accorder à leur souffrance le statut de souffrance forme notre rapport dominant à tous les souffrants du monde ». N’est-ce pas là que se tient le ressort de « l’animalisation de certaines populations humaines », tels que les Amérindiens colonisés, les Africains réduits à l’esclavage ? Animalisation dont se sont protégés les Européens « se ménageant le beau rôle de faiseurs de ménageries », « démontrant l’endogénéité de la race » ?
Oui, c’est tout à fait cela, on ne peut pas penser l’animalisation des uns sans penser à l’humanisation de quelques autres.
Vous évoquez l’image de la cage, « un lieu sans lieu véritable ou un lieu qui serait tous les lieux de séquestration à la fois ». « Une cage qui devient invisible car la cage est une structure ». Voulez-vous dire « une structure systémique », dessinée par ce que vous appelez « la transmutation politique des corps » ? Quels exemples d’encagés vous viennent-ils à l’esprit ?
L’exemple le plus flagrant est celui de ce que l’on a nommé les « zoos humains » (l’expression est relativement récente). Cela renvoie, au vrai, au phénomène d’exhibition coloniale de populations colonisées par des représentants de la société colonisatrice. De ses sanglantes conquêtes, Christophe Colomb a transporté dans les cales de son bateau six Amérindiens qui ont été montrés à la cour d’Espagne. Puis, avec les siècles, ce type de phénomènes ira en s’accentuant, en se popularisant, en s’industrialisant.
L’histoire de Saartje, femme chose des hommes, vous dites qu’elle s’est diffractée en l’histoire des femmes, animalisées, des « chiennes » condamnées à subir la domination des vies masculines occidentales, cet écrasement politique. Comment cela se traduit-il aujourd’hui pour elles, les femmes ? S’agit-il d’échapper au contrôle afin de « demeurer parmi les vivants » ?
Les femmes ont beaucoup lutté pour s’arracher au monde de la nature, de la biologie et trouver leur place au sein du monde politique. C’est donc un long processus d’émancipation qui plonge ses racines, oui, dans la nécessité de demeurer parmi les vivants, de conserver sa propre vie, de ne pas la perdre au profit de l’ordre patriarcal, racial, capitaliste.
Vous parlez de « solidarité d’élévation » envers les animaux comme envers les femmes. En quoi consiste-t-elle ? Définit-elle une priorité politique de lutte contre l’oppression et l’exploitation ? Contre le capitalisme, ce « vandalisme impitoyable », selon les mots de Karl Marx, envers le peuple devenu une espèce - comme les animaux - qui abat le travail comme on abat les animaux.
Oui, cela commence tout simplement par ne pas tuer des animaux pour en faire quelque chose : de la nourriture par exemple. Je dis « tout simplement » mais je mesure bien à quel point la consommation de la viande cristallise d’enjeux politiques. Mais oui, la solidarité commence par cela.
Prôner le végétarisme en complément du féminisme pour échapper au fer rouge du sang qui coule, à la punition commune d’une délimitation de l’espace social, revient pour les femmes, écrivez-vous, « à libérer les animaux de l’élevage et de l’abattage afin de pouvoir se libérer de la sphère domestique ». Considérez-vous ce choix comme une nécessité actuelle ?
Je pense que tout ce qui contribue à l’émancipation des êtres de leur condition dominée est une chose vers laquelle il faut tendre. Le végétarisme n’est bien sûr pas la solution à tout mais il me semble que les femmes doivent avoir à l’esprit ne serait-ce que les liens qui existent entre la consommation de viande et la domination patriarcale. C’est une question qui est encore largement à explorer. Le travail de Carol Adams 1 y contribue d’une certaine manière. J’espère y contribuer selon la mienne.
Très peu portée par les mouvements féministes d’aujourd’hui, votre dénonciation de la manipulation masculine à l’échelle de l’industrie pharmaceutique, du corps des femmes à travers la pilule, s’avère singulière. Pensez-vous être entendue sur ce point ?
Des études à la fois médicales et sociologiques montrent que la mise sous pilule des femmes est un processus socio-historique qui n’a rien de naturel ou d’évident. Le corps des femmes est médicalisé et pèse sur elle ce que l’on nomme la charge contraceptive. Là encore, il est important de dire aux femmes, selon une perspective féministe, que la pilule n’est pas rien. Elle impacte leur corps, leur santé, leur vie d’une manière non-négligeable. Le travail d’Alexandra Roux 2, à cet égard, est très instructif.
Vous décrivez le processus de domination, d’exploitation, d’éradication, à travers le nazisme, la colonisation de l’Algérie, l’humiliation des Algériens en France, « membres démembrés du corps national », dites-vous. Franz Fanon écrivait que « le langage du colon, quand il parle du colonisé, est toujours un langage zoologique ». Il s’agit, encore et toujours, d’animalisation ?
Oui, je pourrais dire que l’animalisation est l’opération de pouvoir minimale, ordinaire, régulière qui permet d’exclure des êtres de la communauté morale. C’est une déchéance qui ne vaut qu’en raison du fait que les animaux sont tenus pour appartenir au monde bas de la nature. Il est donc important de réfléchir à tout cela, et collectivement.

———-

NOTES
1.
Carol J. Adams est une écrivaine américaine féministe vegan, militante pour les droits des animaux. Son ouvrage principal, The Sexual Politics of Meat: A Feminist-Vegetarian Critical Theory (1990) traduit en français en 2016 (Politique sexuelle de la viande, une théorie critique féministe végétarienne) traite des liens entre l'oppression des femmes et des animaux non humains.
2. Alexandra Roux est docteure en sociologie, auteure de la thèse « Par amour des femmes » ? La pilule contraceptive en France, genèse d’une évidence sociale et médicale, et du livre paru en 2022 Pilule: défaire l’évidence (Éditions de la Maison des sciences de l homme, Paris), elle travaille sur la notion de Contraception & genre.
À LIRE
Comme nous existons
Kaoutar Harchi
Actes Sud (2021)
Je n’ai qu’une langue et ce n’est pas la mienne
Kaoutar Harchi
Pauvert (2016)
À l’origine notre père obscur
Kaoutar Harchi
Actes Sud (2014)
L’ampleur du saccage
Kaoutar Harchi
Actes Sud (2011)
© Emmanuelle Le Grand