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L'INTERVIEW
C’EST L’EAU QU’ON ASSASSINE
Fabrice Nicolino
Pfas, pesticides, microplastiques, cosmétiques, médicaments… La liste est longue. Les polluant de l’eau que nous buvons, dans laquelle nous nous baignons, où vivent et dont dépendent des espèces animales - et végétales- d’une diversité magnifique, ces polluants assassinent la ressource précieuse par excellence, celle qui nous constitue : l’eau. Fabrice Nicolino l’affirme : “Salir l’eau est un crime”. Son enquête, comme à son habitude exigeante et dérangeante, le prouve sans contestation possible : l’eau n’est plus de l’eau. Elle a été assassinée. Devant cette plaidoirie fleuve qui ne risque pas de pêcher par imprécision, épreuve de vérité sans appel face à la loi du silence, aux compromissions et aux intérêts économiques de tout bords, on se demande ce qu’il nous reste après avoir lu ce livre si ce n’est se “foutre à l’eau”. Que nenni, répond l’auteur, journaliste forcené qui n’abandonne jamais : "Nous devons follement changer”. C’est à nous d’inverser le cours des choses face à l’inertie en vigueur. Les responsables de cet assassinat n’ont qu’à bien se tenir : après sa campagne “Nous voulons des coquelicots” (contre les pesticides), il semblerait que Fabrice Nicolino veuille prendre les armes de la persuasion (auto-persuasion ?) et enjoigne à partir en croisade. En attendant, comme “il ne reste plus vraiment de rivières et de fleuves sauvages aujourd’hui en Europe”, même l’idée de se foutre à l’eau fait pschitt : on ne veut pas de ce cloaque. Une fois achevée la lecture de cet ouvrage coup de massue, on se secoue, on cherche un peignoir parce qu’on a froid dans le dos, et on commande une armure. Pour la croisade.
Éditions Les Liens qui Libèrent. 299 pages. 19 €

Fabrice Nicolino

Eau assassinée : “Nous devons follement changer”.

Les pollutions cumulées de la chimie de synthèse assassinent l'eau et, au passage, notre santé. L'enquête du journaliste Fabrice Nicolino décrit la coalition à l'œuvre dans ce crime organisé.
NOUS CONNAISSONS FABRICE NICOLINO POUR SES ENQUÊTES AU CORDEAU. QUAND IL S’AGIT DE L’EAU, IL NE DÉROGE PAS À SA PROPRE RÈGLE. C’EST CLAIREMENT L’EAU QU’ON ASSASSINE ET NOUS DEVONS “FOLLEMENT CHANGER” POUR INVERSER LE COURS DES CHOSES. ENTRETIEN AVEC UN DOUX RÊVEUR QUI NE S’EN LAISSE PAS CONTER.
. Comment définiriez-vous la menace qui pèse sur l’eau, et son évolution ? Une urgence absolue ?
Les mots sont usés jusqu’à la corde. Je ne veux plus utiliser des expressions mille fois vues comme « urgence absolue ». Ce que dois dire, c’est que l’eau n’est plus l’eau. Par un basculement historique prodigieux, en quelques décennies, on a transformé une bénédiction quotidienne en un cloaque de la chimie de synthèse. L’eau, toutes les eaux contiennent de plus en plus - j’insiste : de plus en plus - de résidus médicamenteux, cosmétiques, pesticides bien sûr, de microplastiques, de PFAS et d’une infinité de molécules dont on sait fort, et souvent rien. Que s’est-il passé ? C’est (presque) simple : l’industrie chimique de synthèse a totalement échappé au contrôle des sociétés humaines. Il est essentiel de comprendre qu’elle est récente et que le déferlement a commencé au début des années 30 du siècle passé. D’abord quelques centaines de molécules synthétisées, avec les premiers plastiques par exemple, puis des milliers - le DDT, synthétisé en 1874, oublié et redécouvert en 1939 -, puis des centaines de milliers, puis des millions, et aujourd’hui 160 millions, toutes différentes ! Bien sûr, une petite fraction seule est commercialisée, mais une telle folie, sans l’ombre d’un contrôle, devenu selon moi impossible, ne pouvait que se retrouver dans l’eau, dans toutes les eaux.
. Qu’est-ce qui fait, selon vous, que les êtres humains dont la vie en dépend directement ne prennent pas conscience de la préciosité de l’eau et de la menace qui pèse sur elle ?
Il faut avouer que c’est stupéfiant, parce que nous sommes de l’eau. Tous les humains, tous les autres animaux, tous les végétaux. Un embryon humain de trois jours contient 97% d’eau, le cerveau d’un adulte autour de 80%. Moi, je formule l’hypothèse d’une fermeture psychique face à une situation qui angoisse fatalement. Beaucoup, beaucoup trop ont le sentiment qu’on ne peut rien faire. C’est fou ! C’est faux !
. Pourquoi les décideurs, que vous appelez « les grands corps qui nous rendent malades », ne se plongent-ils pas dans le dossier brûlant de l’eau ? Quels sont leurs intérêts croisés ?
Laissons de côté les politiciens, toutes tendances confondues. Leur but est de faire carrière, en sachant très bien que leur temps leur est compté. Tel ministre de l’Agriculture sera parachuté en l’espace de quelques mois aux Transports ou au Budget, et la réalité triste est qu’ils sont incultes dans tous les domaines de l’écologie. Le seraient-ils moins que cela ne changerait pas forcément les choses, car l’eau commande des visées à long terme, incompatibles avec le temps si court de la politique. Non, il n’y a rien à faire avec la politique.
Mais alors, qui commande, qui décide ? J’en reste à l’eau. La totalité des postes de direction du dossier sont occupés par de grands ingénieurs d’État, ceux que Pierre Bourdieu appelait la « noblesse d’État ». On doit peut-être trouver une ou deux exception, mais il faut chercher. Ce sont les fameux ingénieurs des Mines, des Ponts et Chaussées, du Génie rural et des Eaux et Forêts. Ces corps, nés AVANT la révolution française, qui ont donc résisté à toutes les guerres et révolutions, et leurs membres sont très, très soudés. Or ils ont eu, historiquement, une vision technique, et donc stérile à mes yeux, de l’eau. L’eau comme fluide, comme immense tuyauterie au service des seuls intérêts directs des humains. On me dit que cela change, je ne le crois pas. Ces corps d’ingénieurs, je le répète, tiennent tous les leviers, et leur proximité avec les intérêts industriels ne s’est jamais démentie.
. N’y a-t-il pas tout de même, chez certains politiques, des sursauts “écologiques” : des arasements de barrages, par exemple ?
Pour un barrage arasé, il y en a mille qui ne le sont pas. Et c’est une grande douleur, car lorsque l’on détruit un barrage et que l’on rétablit la dynamique naturelle d’un cours d’eau, on obtient des miracles, avec le retour de formes oubliées de la biodiversité.
. Vous écrivez qu’il ne reste plus vraiment de rivière et de fleuves vivants aujourd’hui en Europe. Qu’aurait-il fallu faire, ou ne pas faire ? L’agriculture intensive est-elle la première responsable ?
En effet, les rivières sauvages, en Europe, n’existent plus. Elles ont été soumises à des impératifs économiques qui ruinent tout le reste, à commencer par les poissons migrateurs. Au début du siècle précédent, on estime que 100 000 saumons remontaient le cours de l’axe Loire-Allier. En 2024, quelques dizaines.
. On se frotte les yeux à la lecture des chapitres sur l’eau « potable », dans votre livre. Les stations d’épuration sont, écrivez-vous, « source de pollution par les microplastiques ». Source ? Bientôt un cerveau en plastique dans notre tête ?
Oui, les stations d’épuration « produisent » des microplastiques. Des études l’attestent mais, à ma connaissance, on n’a pas d’explication. Les systèmes de filtrage, en plastique, sont probablement les responsables. Quant à ce travail tout récent des CNRS, voici : oui, un litre d’eau du robinet contient plus de 1000 microplastiques de taille nanométrique, invisibles donc à l’oeil nu. Les systèmes de détection officiels en laissent passer… 98%.
. « Les réglementations européennes et françaises relatives à la qualité des eaux ne prévoient pas de rechercher les résidus de médicaments dans les différents compartiments aquatiques », découvrons-nous dans notre livre. Sérieusement ?
Eh bien oui, on ne cherche pas. C’est plus sûr.
. Nous sommes donc d’accord sur le fait que l’eau potable n’est pas potable ? Que tous les responsables le savent ? Et qu’ils choisissent de modifier les normes sanitaires pour continuer de distribuer de l’eau polluée ? Et l’on ne parle pas de l’eau en bouteilles...
Nous sommes d’accord. La situation est hors de contrôle et la plupart des responsables - j’en ai interrogés plusieurs, qui n’osent le dire publiquement - savent que l’eau potable, si on l’analysait vraiment, ne pourrait plus être distribuée au regard des normes de qualité. C’est pourquoi un mouvement d’ampleur est en cours, qui consiste à casser le thermomètre. Il y a trop de polluants, il faut donc modifier les normes. Pour le métabolite de pesticide R471811, omniprésent dans l’eau potable, on a multiplié la norme par 9. Ni vu, ni connu, sauf dans mon livre. On est très proche du truandage organisée autour de l’eau Perrier, en accord avec les plus hautes autorités de l’État.
Quant à ceux qui misent sur les filtres au robinet, ils n’ont aucune idée de ce qui se passe. Mais il est tellement agréable de se coucher dans du coton bio.
. Quels sont les espaces où l’eau ne serait pas déjà « assassinée » par les pollutions cumulées de l’industrie de synthèse ? Pas les rivières, les fleuves, les plages, encore moins les stations d’épuration que vous décrivez comme des dépotoirs… Même la pluie, évidemment. C’est « no future » ?
No future ? Mais pas du tout. C’est un appel à une révolte décidée, puissante, pacifique de la société. Avons-nous le droit à l’eau, nous qui ne sommes jamais que de l’eau ? La priorité première, c’est de reprendre le contrôle de l’industrie chimique, de lui interdire de continuer à produire des molécules pour satisfaire de simples appétits de marché. Si nous ne le faisons pas, si nous n’y parvenons pas, inutile de continuer à palabrer.
La révolte paraît impossible. La société est en effet inerte, apathique, et constate à quel point on se moque d’elle et des questions de santé publique. La récente Loi Agricole, proposée par un « exploitant agricole », député et pilier de la FNSEA, montre que nous vivons des temps de régression démocratique. Il ne se passera rien, rien d’heureux en tout cas, sans un sursaut de nature historique. Une sorte de 1789 écologique, sans la Terreur. De manière à parvenir à une abolition de tant de privilèges qui nous condamnent à subir. Comme dans la fameuse nuit du 4 août 1789. Cela paraît illusoire ? Certes. Mais au point où nous sommes tous rendus, j’affirme que tel est le chemin.
. Après une campagne nationale de sensibilisation aux dangers des pesticides en 2018 (« Nous voulons des coquelicots »), vous lancerez-vous dans une croisade pour l’eau ?
Il faut une croisade. L’eau est sacrée. Nous devons tous devenir des Fremen, ces habitants de la planète Dune pour qui s’en prendre à l’eau est un crime. Nous avons un grand besoin d’incarner la révolte que je souhaite tant.
Je me réfère souvent à la haute figure du De Gaulle de 1940. Je dis bien : celui de 1940. C’est un militaire de 50 ans, élevé dans une famille d’une droite dure, antisémite. Il n’accepte pas la défaite, il est condamné à mort par Vichy, il perd tous ses biens. Et pourtant, il tient. Il tient, et cet homme - je ne serais pas parti en vacances avec lui - va rétablir la République, les libertés, l’avenir. Nous avons l’immense besoin de nous mettre en marche derrière une figure qui nous plaira ou pas, mais qui permettra aux énergies disponibles, qui sont colossales, de s’exprimer au grand jour.
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“La rivière est une lumière. Tout à l’heure, j’ai été ébloui. La crue était passée et avait dispersé des troncs et des branches noueux, formant un Mikado d’aulnes et de saules”.
Fabrice Nicolino. “C’est l’eau qu’on assassine”. Éditions Les Liens qui Libèrent.
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De très beaux passages, particulièrement poétiques, jalonnent votre livre d’enquête. À quand un recueil de poésie écologique ?
Franchement ? Pourquoi nous battons-nous, alors que tout semble si compromis ? Je me bats, nous nous battons au nom de la beauté du monde. C’est ce qui me tient, c’est ce qui soutient tous mes espoirs. La beauté.